Récit de la travailleuse humanitaire et auteure France Hurtubise

Photos et récit de France Hurtubise, déléguée en communication à la retraite

France porte des lunettes et un veston orange, tout en souriant à la caméraFrance Hurtubise, déléguée en communication de Montréal aujourd’hui à la retraite, partage avec nous une tranche de sa vie dans le domaine humanitaire. Pendant ses 25 années passées à l’étranger, elle a travaillé sur quatre continents dans des pays durement touchés par des conflits et des catastrophes.

Couverture du livre de France Hurtubise intitulé Grandeur et dénuement
En mai 2022, elle a publié Grandeur et dénuement, le récit de ses années au sein du Mouvement (CICR, Fédération internationale, Croix-Rouge canadienne) et de l’Organisation des Nations-Unies (OCHA).

Dans les mots de France Hurtubise: 

Je débute mon chapitre sur Sarajevo avec le terme épicentre. Le Larousse définit ce mot comme suit : Point de la surface terrestre où un séisme a été le plus intense. Ce n’est pas par hasard si j’ai choisi de l’intituler ainsi.

Je cite un passage de mon récit : « C’est une mission suicidaire à maints égards. Travailler pour le CICR comme déléguée aux communications comporte des pièges. Il faut savoir patiner lorsque les journalistes posent des questions. Le CICR ne dévoile pas certaines informations, qu’il juge confidentielles, essentiellement afin de protéger les victimes sur le terrain et de conserver sa neutralité. Mais pas à n’importe quel prix… Le parti-pris de confidentialité du CICR n’est pas un vœu de silence; des appels publics lancés aux partis belligérants à respecter leurs obligations conventionnelles sont de plus en plus la norme. Ma cheffe qualifie Sarajevo de nombril du monde médiatique, de vitrine pour le CICR et de jet-set politico-humanitaire. Elle n’a pas complètement tort. Plusieurs personnalités connues ont voulu se rendre en Bosnie pour vivre une page d’histoire en direct. »
 
Sarajevo était ma première mission avec le CICR à titre de déléguée aux communications dans une ville ravagée par un conflit hautement médiatisé et très politisé. Le principe de neutralité y a pris tout son sens.
 
Je poursuis avec un autre extrait : « Aussitôt arrivée, je vois l’horreur partout, dans chaque rue. Je suis frappée de voir à quel point les militaires, Serbes et autres belligérants, sont tout près. Les habitants pris au piège se sentent claustrophobes. Moi, une question m’obsède : comment ces hommes se faisant appeler soldats et frères peuvent-ils viser des femmes portant leur cruche d’eau en chemin vers leur maison?
 
En écrivant ces lignes, des images éparpillées de ce début de mission me reviennent en tête. Je revois la ville de Mostar-Est, bosniaque et musulmane, déserte, dénudée,  silencieuse; détruite par l’artillerie croate. De l’autre côté de la rivière, la partie ouest de la cité, à majorité croate et catholique, est à peine touchée par la guerre.
 
Vukovar, nichée au bord du Danube, autrefois une cité prospère, n’est plus qu’un amas de ruines. Tristesse et incompréhension m’assaillent en déambulant dans ses rues désertes où se dévoilent pudiquement les maisons détruites sans distinction dans la ville anéantie. Le majestueux Danube poursuit son cours éternel dans le silence et le dédain des guerres des hommes.
 
Me voilà maintenant à Sarajevo qui, en dépit de tout, offre l’animation de la vie et les couleurs de ses ruelles. Le chauffeur me conduit à la maison qui sera la mienne, sise au milieu d’un immense champ de cailloux; étrange parterre nu dévasté par les obus. Il s’en dégage un sentiment de désolation. Il me raconte avec une certaine ironie que les opposants serbes prennent plaisir à faire croire que les explosions sourdes correspondent à des incidents dus au gaz, quand il se remet à circuler, et que les rafales nocturnes sont des démonstrations de joie. Chacun ici démonise les Serbes. Je suis encore bouleversée par ce que j’apprendrai bien des années plus tard. La réalité est bien différente de celle qui s’offre à mes yeux en ce mois d’août 1995. »
 
Le défi quotidien était de travailler dans une ville assiégée où tout un chacun ne voyait qu’une version de la guerre alors qu’au-delà de Sarajevo, il y avait autant de victimes de cette guerre atroce.
 
Je termine sur cet autre extrait  qui jette un éclairage supplémentaire sur les défis d’une déléguée aux communications : « Dans mon véhicule blindé, coiffée de mon casque dur et protégée par ma veste pare-balles, je conduis chaque jour dans les ravages de cette guerre sans merci. À ma droite, j’aperçois des immeubles longilignes parsemés de trous béants, rafistolés avec des bâches de plastique, et partout des épaves de voitures garées à la va-vite sur le trottoir. Par ces rues dévastées, je me dirige vers l’hôtel Holiday Inn, devenu célèbre par sa vocation de chef-lieu des journalistes étrangers, et ce, bien qu’il soit exposé aux tireurs embusqués.  Mon véhicule entre avec peine dans le stationnement souterrain. Des voitures sont garées négligemment, les unes barrant la voie à celles arrivées plus tôt. Je repère finalement un espace tout en espérant pouvoir sortir plus tard de ce piège à rats.
 
Les célébrités journalistiques des plus grandes chaines américaines et européennes sont au bar de l’hôtel, un verre à la main.  Ce verre deviendra pour plusieurs une béquille dont il sera impossible de se défaire. Je croise une caméraman américaine qui en a vu d’autres dans sa longue carrière. Elle porte un cache-œil, souvenir d’un éclat d’obus qui l’a rendue borgne et qui a laissé un trou béant dans sa joue droite. Elle m’apostrophe et m’informe que CNN veut m’interviewer sur le drame de Srebrenica.
 
Je suis arrivée à Sarajevo au lendemain de la chute de Srebrenica, petite ville de montagne à un peu plus de 100 km de la capitale. Environ 8000 musulmans bosniaques avaient été tués par les forces serbes de Bosnie, le crime de guerre le plus grave commis en Europe depuis la Deuxième Guerre mondiale.
 
Dès le premier jour de mon arrivée, je suis assisse à côté du porte-parole des Nations Unies et les journalistes m’assomment de questions. Ils n’ont pas vu ce que les délégués du CICR ont vu et entendu sur le terrain.  “Quelle est la situation? Pouvez-vous nous confirmer que ce sont les forces Serbes qui ont tué ces hommes? Avez-vous eu des conversations avec les autorités serbes et qu’ont-elles dit?” Les réponses ne sont pas toujours celles qu’ils espèrent. J’ai la responsabilité de protéger mes collègues et les victimes prises en otage sur le terrain. Je ne peux révéler certaines informations. Mais comment communiquer la détresse autrement qu’en hurlant? Pour la comprendre n’est-il pas essentiel de sentir, d’écouter, de voir de ses propres yeux? Le défi est de transmettre ses impressions à une population vivant à des milliers de kilomètres qui n’a aucune idée de la situation politique et humanitaire des personnes injustement ciblées par la haine, et tout ça doit passer en grande partie par le filtre des médias.
 
Au fil des semaines, je me lie d’amitié avec quelques journalistes en qui j’ai confiance. Je leur donne certaines informations essentielles afin que le monde entier puisse mesurer l’ampleur des atrocités commises ici tout en leur faisant promettre de ne pas divulguer leur source. Le CICR doit garder la confiance des autorités afin de poursuivre ses activités de protection auprès des victimes. C’est par la neutralité qu’elle y parvient, mais jamais aux dépens de la dignité humaine. L’organisation ne s’interdit pas de commenter publiquement certaines situations, mais doit éviter toute condamnation unilatérale ou trop explicite de l’une des parties.
 
Mais ici en Bosnie la limite est atteinte. Il est impossible, voire immoral, de se taire. Dans une déclaration, le CICR s’indigne publiquement et demande justice “Pour le seul épisode de Srebrenica et en se fondant sur de nouveaux contacts établis avec les familles de ceux qui ont disparu pendant la chute de l’enclave, le CICR est arrivé à la conclusion que plus de 5000 personnes ont subi cette fin atroce   […] Nous sommes convaincus que les ex-belligérants disposent des informations nécessaires pour établir ce qu’il est advenu de la plupart des disparus.”   
 
Je suis déléguée en communication à Sarajevo. C’est un euphémisme de dire que c’est un énorme défi. Il faut tenter de comprendre l’incompréhensible dans une langue slave où il est difficile de s’y retrouver dans la multitude de noms de villes étrangers à notre compréhension… De Banja Luka à Tuzla, en passant par Brcko, Bihac, Bosanska Krupa, Vukovar et bien d’autres ! Dans les heures qui suivent mon arrivée en terre inconnue, je dois comprendre ce qui se passe afin de rapidement partager l’information avec les médias et les collègues, tout en faisant gaffe de ne pas tomber dans le cercle malsain de la désinformation, une arme utilisée tant par certains médias que par les autorités. »

France est entouré de travailleurs de la CRC devant un camion. Cette photo a été prise lors de lOuragan Mathieu en Haïti

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