La création d’Abu Shok

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‒ À l’extérieur d’El Fasher, dans le nord du Darfour

Catherine Bond

Au premier coup d’œil, on se croirait sur un plateau de tournage : des rangées de tentes blanches dressées sur des dunes orange à la lisière du désert. Il pourrait également s’agir d’un petit village agricole d’Afrique, où l’on entend au crépuscule le bourdonnement des moulins à grains. 

Mais Abu Shok n’est ni l’un ni l’autre.

On y retrouve plus de 40 000 Africains réduits au strict minimum : des vivres, de l’eau, un abri et des latrines. Ces réfugiés ont dû fuir leur propre village quand le gouvernement s’est lancé dans une campagne anti-insurrectionnelle contre les rebelles dans la province soudanaise du Darfour. `

Le gouvernement du Soudan a décidé de mettre sur pied Abu Shok ‒ le nom d’un village arabe à proximité signifiant « hérisson », en raison des arbustes épineux qui poussent à cet endroit ‒ décision qui a reçu l’appui du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) en avril.

À l’époque, la communauté internationale d’aide humanitaire était aux prises avec un dilemme d’ordre éthique : compte tenu de la conjoncture, c’est-à-dire un climat où le droit international humanitaire était bafoué de toutes parts et qui avait entraîné d’importants mouvements de population, était-il juste d’aider à fonder des camps de réfugiés au Darfour, des camps que l’on désignait dans certains cercles comme étant des « camps de concentration » et le fruit d’une tentative de « purification ethnique »?

« Pour ceux d’entre nous qui travaillent sur le terrain, la question ne se posait même pas », a affirmé Alexander Liebeskind, un délégué du CICR qui a vu des familles se réfugier dans une pépinière désaffectée du nom de Meshtel, aux abords d’El Fasher, la principale ville dans le nord du Darfour.

« On a trouvé à Meshtel environ 30 000 réfugiés qui s’étaient installés sur le lit d’une rivière asséchée, a raconté M. Liebeskind. C’était un spectacle affreux. »

Les réfugiés dormaient sous le couvert de draps de coton suspendus aux arbres, tandis que les familles mieux nanties avaient apporté leurs lits et leurs meubles. Les délégués du CICR ont jugé que Meshtel présentait des dangers pour la santé et la sécurité de ces personnes, puisque l’endroit est sujet à des inondations saisonnières et propice aux maladies.

À la lumière de ceci, les autorités d’El Fasher ont désigné un terrain à la périphérie de la ville, une grande vallée qui s’étend entre deux dunes, pouvant accueillir un véritable camp. Les délégués du CICR ont examiné le site et conclu qu’il fallait s’en contenter.

« Nous leur avons dit : on peut y arriver, mais si on décide d’aller de l’avant, on ne fera rien à moitié, a poursuivi M. Liebeskind. Nous avons posé des exigences : les réfugiés ne devaient pas être contraints à se réinstaller dans le nouveau camp, ils devaient demeurer libres dans leurs déplacements; le camp devait être muni d’un poste de police qui veillerait à l’ordre et à l’application de la loi; et le gouvernement devait s’engager à défendre le camp des attaques provenant de l’extérieur. »  

Puis est venu le temps d'aborder les questions de logistique. La population s’étant installée à Meshtel a présenté une liste où figuraient entre 60 000 et 70 000 noms. M. Liebeskind a expliqué qu’il a fallu 3 jours de 12 heures de travail continu à un bénévole du Croissant-Rouge soudanais, un cheikh traditionnel, pour réduire ce nombre à 32 529, soit 32 000 personnes relevant de 153 cheiks et de 50 oumdas. Il s’agit là d’une structure traditionnelle que M. Liebeskind a comparée avec l’aristocratie européenne. Un cheikh s’apparente à un comte, plusieurs comtes équivaut à un baron ‒ en l’occurrence un oumda ‒ qui eux relèvent directement des rois.

Le CICR et l’Unicef ont foré des puits et installé des pompes à eau. Le terrain a été divisé en grandes parcelles séparées par de larges « routes ». Les tentes ont été acheminées par voie aérienne.

À cette époque, il n’y avait à El Fasher que quatre employés du CICR ‒ Alexander Liebeskind, Irfan Sulejmani, Karen Strugg et Mohammed Osman ‒ qui bénéficiaient de l’appui de quelques membres clés de la section locale du Croissant-Rouge soudanais.

En dépit de leur manque d’expérience sur le plan de la planification, ils ont conçu l’aménagement du camp en portant une attention particulière à la cohésion des collectivités, mais sans oublier d’accorder suffisamment d’espace personnel. « Le principal attrait du camp était son caractère spacieux, a expliqué M. Liebeskind. D’un point de vue physique et psychologique, les gens dans cette situation ont grandement besoin de disposer d’un espace organisé. »

Les autorités ont fixé un délai de trois jours durant lequel le CICR devait procéder au transfert des réfugiés de l’ancienne pépinière d’El Fasher vers le nouveau camp; le Comité a toutefois précisé que cette opération exigerait entre huit à dix jours. Toutefois, quand le jour J est arrivé, soit le jour où les camions devaient commencer à transporter les réfugiés de Meshtel, le camp n’était toujours pas doté d’un poste de police.

« À 16 heures, un policier est arrivé à pied, a raconté M. Liebeskind. Nous avons précisé que nous prenions ce projet au sérieux et que nous attendrions que les exigences soient satisfaites. »

En fin de compte, déplacer tout le monde en camion, sans compter les effets personnels, a pris 20 jours. La population du camp a gonflé jusqu’à atteindre les quelque 42 000 personnes. Selon M. Liebeskind, Meshtel a alors été converti en « guichet d’inscription » pour Abu Shok.

« Durant toute ma carrière au sein du CICR, a-t-il déclaré, je n’ai jamais auparavant vu des moyens si restreints produire de si grands résultats. Ça nous a demandé beaucoup d’entraide, de travail d’équipe et des infrastructures de base. Mais nous y sommes parvenus. »

À la suite du déplacement, le camp a vu la naissance de jumeaux. Le même jour, un enfant est décédé. M. Liebeskind a dû choisir un endroit qui servirait de cimetière : le flanc d’une colline donnant sur le camp.

« Le camp s’inscrit déjà dans le cycle de la vie et de la mort », a-t-il conclu.